les gouffres.....
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Henri Michaux et les gouffres
(à propos de l’expérience mescalinienne)
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« Moi n’est jamais que provisoire. » Plume
« J’écris pour me parcourir… » annonçait Henri Michaux. À l’hiver 1954 (il a 55 ans) il a amplement parcouru le monde, descendu en pirogue un affluent de l’Amazone, promené son étrangeté en Inde, en Chine, en Malaisie…, ramené de ces pays lointains des notations buissonnières, éparses, décalées, des fables drolatiques. Çà et là il s’est fait entomologiste fantasque ou zoologiste d’animaux fantastiques. Toujours curieux de l’ailleurs mais toujours un peu déçu, il a délaissé ces contrées réelles pour d’autres imaginaires, s’est lancé à la rencontre de peuples improbables, se proclamant ethnologue des Hacs, des Cordobes, des Ourgouilles, des Carasques, des Emanglons, des Halalas… inventoriant leurs coutumes étranges et leurs inquiétantes singularités. Lui le né-rêveur, le né-fatigué, le né-troué, il a aussi beaucoup erré dans l’espace du dedans, observant fasciné son propre corps en ses moments d’altération, transformant la moindre fièvre en épopée, s’enfonçant toujours plus profond là où la nuit remue, en ces territoires de soi dont les lignes vacillent, où le réel se déforme, le rêve est à portée de voix, on perd la langue des éveillés… Pour mieux se quitter encore, il a même délaissé l’écriture pour des chemins graphiques, des signes, des graphes, des traces-animalcules, des alphabets furtifs qu’il s’est mis à explorer avec frénésie. De ce côté-là, il n’est pas au bout de la route certes, mais à 55 ans, après la réception sans surprise de Face aux verrous, ayant vu aboutir cette année-là sa demande de naturalisation française, acte final et officiel de déni de ses origines, il se veut au seuil d’une nouvelle expérimentation et lui le buveur d’eau, le peu doué pour la dépendance, il écrit à Jean Paulhan : «Si tu me trouves (de la mes) je suis ton homme. Si tu le désires, ton compagnon de voyage et mon appartement notre plage d’envol.» (IMEC, 1954) L’aventure mescalinienne est engagée. Elle durera un peu plus de dix ans. Quatre grands livres en attesteront : Misérable miracle (paru en 56), L’Infini turbulent (57), Connaissance par les gouffres (61) et Les grandes épreuves de l’esprit (66). J’excepte un long poème en 59 : Paix dans les brisements. Plus tard ce ne seront plus que des écrits brefs qui reviendront sur l’expérience hallucinogène (ombres pour l’éternité, lignes, ineffable vide…) ou témoigneront d’une prise ponctuelle de haschisch (dans Face à ce qui se dérobe) mais on peut dire que l’expérience aura été traversée. « Un ermite qui connaît l’heure des trains » persiflait Cioran pour évoquer le caractère préparé, balisé, sans doute au fond pas si aventureux, de l’expérimentation de son ami poète. Il faut dire qu’avant de commencer Michaux a tout lu sur la question, il s’est renseigné auprès du Dr Ajuriaguerra, psychiatre renommé, il a parlé effets et doses avec le Dr Alajaouine. Parmi toutes les drogues il a élu la mescaline, un alcaloïde extrait du peyotl, un petit cactus mexicain, la mescaline a eu ses faveurs parce qu’elle fait partie du groupe Fantastica, ne démobilise pas, active, selon une expression qui lui est chère, le « merveilleux normal ». Avec sa curiosité habituelle il s’est d’ailleurs imprégné de tous les écrits sur la drogue, études scientifiques (A. Rouhier : La plante qui fait les yeux émerveillés. Carl Lumolz, L. Lewin…) et textes de littérature depuis les Confessions d’un mangeur d’opium de De Quincey, jusqu’aux Portes de la perception d’Aldous Huxley, qui vient alors de paraître, sans oublier le Voyage au pays des Tarahumaras d’Antonin Artaud, lequel évoque son expérience du peyotl, ce même petit cactus mexicain que les Huichols, les Tarahumaras, considéraient comme lié au divin, d’un dieu qui consent à partager sa divinité, si du moins pour ce partage l’âme est prête et purifiée. C’est dire que la visée de Michaux dès le départ est double : être à la fois l’observant et l’observé, provoquer certes du texte - littéraire, poétique - , du nouveau Michaux, mais aussi produire une observation « scientifique » de l’expérience. Dans cette ambition qui peut nous paraître étrange, on voit se rejoindre les deux tropismes centraux de l’écrivain, lui qui se revendique depuis toujours zoologiste, entomologiste, aliéniste… amateur, lui qui croit profondément en la science, s’est intéressé dès l’adolescence aux théories psychiatriques, aux écrits sur les fous, et lui tout autant le poète irrégulier, l’inventeur de langues et le détraqueur de sens. On se souvient qu’il avait écrit autrefois sur Freud et que son premier texte publié fut Cas de folie circulaire. On sait qu’au début de sa vie d’écrivain il ambitionnait plutôt une forme d’essai hétérodoxe aux frontières du scientifique, du philosophique et du littéraire. On sait aussi qu’il voulut être médecin, commença une année préparatoire aux études de médecine et ne présenta pas ses examens de P.C.B. (au motif, dira-t-il plus tard, qu’il ne voulait pas se soumettre à l’étude, parce que « étudier, c’est accepter » (Ecuador) ) Il n’en garda pas moins une nostalgie à cet endroit, une fringale pour toutes sortes d’articles de médecine et de psychologie et sans doute à l’endroit des psychiatres une solide ambivalence, voire l’envie de leur damer le pion. Observateur et observé donc : le voici entouré de quatre amis pour la première expérience mescalinienne qui a lieu dans son appartement de la rue Séguier en fin 1954 ou début 1955. La mescaline a été fournie par le Dr. Ajuriaguerra, via Jean Paulhan. Parmi les quatre amis, il y a là Bernard Saby, un ami peintre qui s’adonne régulièrement aux psychotropes. Madame Yvonne est dans la pièce voisine avec du sucre et des oranges. Après ce premier essai, fort peu concluant, viendront plus tard d’autres expériences, en compagnie de l’un ou l’autre ami, ou bien seul, mais toujours à portée du téléphone, souvent dans la pénombre, à l’épreuve ou non de quelque stimulant de l’imaginaire, les photos d’un magazine par exemple ou un extrait musical… Expériences avec la mescaline dont à la quatrième prise et par un curieux lapsus il multiplie la dose par six, traversant un épisode particulièrement éprouvant de « folie expérimentale ». Essai ponctuel du LSD, drogue synthétique qu’il juge décevante. Prise de psilocybine (extraite du psilocybe, un champignon hallucinogène connu) cette fois dans un cadre médical - pour la première expérience- à proximité de quatre médecins dont le professeur Jean Delay. Usage régulier enfin du cannabis, drogue plus légère, beaucoup plus lente, moins hallucinogène, mais grâce à laquelle il tente de pousser plus loin son observation : « Espionner le chanvre, écrit-il, s’espionner soi-même et espionner l’esprit » (Connaissance par les gouffres). « Dans l’immense baratte à lumières, éclaboussé de clartés, j’avançais ivre et emporté sans jamais revenir en arrière… » (Avant-propos de Misérable miracle) C’est qu’au vif de l’expérience mescalinienne, l’écriture est presque impossible à mettre en œuvre lisiblement, le crayon ne laisse que de vagues traces de mots. « Lancées vivement en saccades, dans et en travers de la page, les phrases interrompues, aux syllabes volantes, effilochées, tiraillées, fonçaient, tombaient, mouraient, leurs loques revivaient, repartaient, filaient, éclataient à nouveau. Leurs lettres s’achevaient en fumées ou disparaissaient en zigzags. Les suivantes, discontinues pareillement, continuaient de même leur récit troublé, oiseaux en plein drame auxquels des ciseaux invisibles coupaient les ailes au vol. (…) Comment dire cela ? Il aurait fallu une manière accidentée que je ne possède pas, faite de surprises, de coq-à-l’âne, d’aperçus en un instant, de rebondissements et d’incidences, un style instable, tobogannant et babouin… » (Avant propos de Misérable miracle) Quant aux dessins que la main s’essaie à laisser sur le papier, ils sont loin de figurer les visions mescaliniennes, ne peuvent que témoigner fragmentairement des conditions d’émergence de celles-ci, donner une vague idée graphique de la vibration qui s’empare du corps et de l’esprit. Dessins de « désagrégation » ou de « réagrégation », (sans qu’on puisse les distinguer les uns des autres) ce sont tout au plus des traces laissées par le passage du trouble. « C’est comme si j’avais été chien et que je fusse heureusement redevenu homme -écrit-il dans Description d’un trouble - et qu’absolument, absolument, violemment, sauvagement, il m’eût fallu, il m’eût été vital, indispensable de donner de ma vie canine un signe, un signe indéniable, un signe arracheur, un signe intime, atrocement intime, le signe de ce qui brisait l’homme en moi… » (O.C. II, 1291) Repris après coup, ces dessins, ces lambeaux d’écriture convulsée vont toutefois servir d’amorce à un texte descriptif, tentative de ressaisissement distancié dont le style en jets, en rafales, veut épouser la vitalité ahurissante de l’expérience. Je cite un passage de Misérable miracle :
« A coups de traits zigzagants, à coups de fuites transversales, à coups de sillages en éclairs, à coups de je ne sais quoi, toujours se reprenant, je vois se prononcer, se dérober, s’affirmer, s’assurer, s’abandonner, se reprendre, se raffermir, à coups de ponctuations, de répétitions, de secousses hésitantes, par lents dévoiements, par fissurations, par indiscernables glissements, je vois se former, se déformer, se redéformer, un édifice tressautant, un édifice en instance, en perpétuelle métamorphose et transubstantiation, allant tantôt vers la forme d’une gigantesque larve, tantôt paraissant le premier projet d’un tapir immense et presque orogénique, ou le pagne encore frémissant d’un danseur noir effondré… » (O.C, II, 644)
Et en parallèle à ce texte écrit certes après coup, repris par la conscience, remanié, reconstruit, « linéarisé » pour les besoins de la lecture mais demeurant aussi brut, aussi vif, sauvage que possible, cherchant à épouser au plus près les mouvements, les assauts, les syncopes de l’expérience mescalinienne, Michaux a voulu placer dans la marge des notations brèves, rappels, relances, invitations, objurgations, apostrophes, comme pour rendre compte des incessants chevauchements de pensées et de visions dont à vitesse folle la mescaline a le secret. Car - je cite l’exergue de Misérable miracle - : «…l’on se trouve alors, pour tout dire, dans une situation telle que cinquante onomatopées différentes, simultanées, contradictoires et chaque demi-seconde changeantes, en seraient la plus fidèle expression »
lt;font lang="fr-BE">Voici donc pour le décor des expériences, la visée de celles-ci, la méthode utilisée, leur traitement littéraire. Mais le cœur de l’expérience, comment Henri Michaux la traversa-t-il ? Au terme de la première prise de mescaline le poète a ces mots : « J.P. (Jean Paulhan)… dit notre pensée à tous : « on n’en sort pas fier ». (…) Et nous nous levâmes avec l’impression joyeuse d’être sortis des débris d’une cristallerie, pour quoi on ne vous demanderait pas de compte. » (Misérable miracle, OC II, 647) Le miracle, convient-il d’emblée, est donc plutôt misérable, d’une grande médiocrité esthétique, un « paradis clinquant »…Pourtant derrière ces propos désenchantés l’ambivalence pointe, l’envie tenaille de renouveler le voyage, plus tard Michaux dira que la mescaline a ouvert chez lui un sillon qui n’est pas près de se refermer, et on le voit de prise en prise assurer peu à peu ses marques, entrer plus loin dans l’expérimentation, tenter de comparer l’ivresse du chanvre à celle de la mescaline, s’essayer en psilocybine, consigner dans certaines des expériences de l’Infini turbulent, (surtout la troisième et la sixième) d’inconcevables moments d’extase et donner dans les addendas à Misérable miracle (écrits en 68-71, très postérieurs à la première écriture) trois textes qui semblent coudoyer le sacré, évoquent un sentiment de plénitude et d’unité que l’on ne retrouve que dans les écrits des mystiques :
« Partage à l’infini. Tout, interconnecté ; tout et tous échangeurs, ensemble. (…)Conscience unificatrice, d’une telle amplitude qu’elle fait paraître le monde, dit réel, comme une altération du monde unifié. (…) Hymne ouvert à tout. Hymne moi-même. Hymne. Vastitude avait trouvé verbe » (addenda à Misérable miracle, I,OC II, 772-776) La drogue vue ici aussi comme expérience d’appréhension du vide, l’ineffable vide, l’aventure de la perte de l’avoir (addenda, II), la drogue mise en relation avec le parcours des ascètes hindous (qui ont toujours exercé une forte influence sur l’écrivain) (addenda, III), la drogue alliée inconstante cependant, dangereuse parfois, capable de démasquer du « très, très mauvais dont on ne veut pas, ou bien du chaotique, du bizarre, de l’extravagant » (addenda, IV)
« Mais quelle étrange chose tout de même que ces raccourcis » s’étonne-t-il au terme de l’Infini turbulent. Et de conclure par ces trois mots qui valent leur pesant
Mais il est important de rappeler ceci : enseigné par le travail incessant du poète, du créateur, du peintre, lequel travail consiste à se laisser aller, se lâcher, se déprendre, jouer de sa propre déprise, Michaux n’est pas seulement un homme qui prend une drogue et sombre dans l’ivresse toxique, il est un homme qui se regarde prendre de la mescaline et donc va et vient, « navette » sans cesse de l’inconscience à la conscience, comme un rêveur qui aurait trouvé une porte dérobée pour sortir instantanément de son rêve, en coucher les images sur le papier, y retourner aussitôt… Là est l’audace, la difficulté de l’expérimentation, ce qui la met en tension permanente, peut rendre certains voyages bouleversants, écartelants, inoubliables, parfois d’autant plus atroces qu’existe au cœur de cette atrocité une conscience veilleuse, un lutteur constamment aux aguets. De cette immersion le texte donne un aperçu à vif même si on le sait coulé dans la forme du récit. C’est une trace vivante de l’incroyable travail du poète, pilote ou plongeur en inconscient (lequel travail pourrait lui faire au fond « mériter son infini ») et cela devient un mode de « connaissance » qui a dû immanquablement faire retour sur son auteur, de même qu’il nous enseigne aujourd’hui sur nos propres gouffres, c’est enfin un document étonnant de précision, de souplesse stylistique, de verve, d’inventivité, sur l’inconscient michaudien mais aussi notre inconscient à tous, tel qu’il affleure dans nos rêves, ou apparaît fixé et floride dans les expressions de la folie.
Et que nous dit-il donc, ce docteur Michaux, sur notre propre inconscient suractivé par la mescaline ?
Il nous parle de vitesse d’abord. On entre avec la mes dans un autre tempo, un millier de moments à la minute, un temps extraordinairement vaste, étalé, démultiplicateur avec en fond ou par intermittences une coexistence de ce temps avec le temps normal puisque la conscience est aux aguets.
Il nous parle du génie visuel de la mescaline, sa capacité à créer des visions, les approfondir, les multiplier en échos : luxuriance, foisonnement, foultitude et ornementation :
« Des lignes pulullent. Les villes aux milles palais, les palais aux milles tours, les salles aux milles colonnes. (…) Des ruines, des fausses ruines tremblantes, des ornements emberlificotés (…) jusque dans une troupe de coureurs que vous regardiez et qui, sans raison, soudain s’enrubanne, s’enserpentine, s’enroule en boucles, en boucles de boucles, en volutes inarrêtables… » (Connaissance par les gouffres)
Il nous parle de sujet traversé. Tous les verrous de la langue et de la conscience ont sauté. L’énonciateur n’est plus, il n’y a plus d’architecture de phrase, ces deux garants de l’univocité du sens. Expérience folle où les signifiants appellent les signifiants, par cousinage, par simple analogie morphologique. Plus rien ne renvoie au signifié, plus rien n’est retenu ou arrêté par ce dépôt de signification qui est dans tout signifiant, plus rien ne requiert ou n’appelle le sujet. Ca passe, ça traverse, ça s’associe de-ci de-là, une sensation entraîne une image que l’esprit développe, multiplie, chantourne, ornemente, raccorde à une autre image, parfois à un mot, aussitôt imagé ou cherchant à l’être, et ainsi de suite selon un processus en roue libre repris dans des séquences que Michaux nous décrit de long en large, surtout dans Misérable miracle et l’Infini turbulent. Ainsi, pour prendre un exemple parmi tant d’autres : Michaux regarde une photographie (lors de la première des huit expériences de l’Infini turbulent, O.C. II, 819-820), on y voit un Oriental jouant au cerf-volant. En légende ces mots anglais : « With gaudy eyes… shaped kites » dont il ne comprend pas grand-chose sinon que ça fait aïe et que ce aïe s’enfonce en lui violemment, résonne dans sa tête… Il se ressaisit, tourne la page et c’est le bruit de la page froissée maintenant qui apparaît miraculeusement amplifié, avec une tonalité étrangement solennelle, comme, se dira-t-il le lendemain, un croiseur ou un paquebot qui évolue dans un port de mer. Mais cette image-là n’est venue qu’après coup, absorbée, effacée, dira-t-il, par la mescaline, laquelle n’a laissé à l’image que sa tonalité affective : le majestueux, le solennel d’un paquebot dans un port de mer. On remarque dans cet extrait l’extrême subtilité, volatilité du processus associatif, son caractère imprévisible, sautant d’une couche à une autre, d’un niveau sensoriel à un développement imagé avorté, d’un mot lu à l’écho qui en est extrait, en sa pure violence phonique. On note aussi l’incessante tension entre la conscience et le mouvement inconscient, des effets de chevauchement, de relance ou de parasitage mutuel, le sujet qui reprend partiellement les rênes de la conscience, élabore en hâte une idée, un mot d’interprétation, lequel est à son tour source d’un nouveau déferlement associatif. Et si la dose est trop forte (comme dans « un cas de folie expérimentale ») le voilà emporté dans un maelström affolant, « comme une fauvette dans le sillage tourbillonnant des hélices d’un quadrimoteur » (Misérable miracle, OC II, 737). Dans cet état critique, l’esprit est en proie à de folles alternances, dans un ballottement sans fin du oui et du non, il est traversé d’impulsions violentes, dangereuses, jusqu’à ce qu’enfin le produit s’épuisant dans le corps, il regagne peu à peu la maîtrise des choses et cette sorte de « joie », dit Michaux de retrouver sa volonté.
Dans ce corps à corps avec la drogue la disposition émotionnelle oriente, surdétermine « le voyage ». On le voit bien dans les huit expériences qui forment le corpus de l’Infini turbulent. Un esprit inquiet sous mescaline verra naître des monstres, un esprit apaisé pourra recevoir en cadeau des visions divines, mais un esprit qui attend trop, qui est trop crispé sur son attente, n’aura en reste que quelques indescriptibles « passage de rien » (Infini turbulent, 8ème expérience) En termes de visions divines d’ailleurs, la troisième expérience de L’Infini turbulent témoigne plus que les autres de cet appel de l’infini dont Michaux parle à plusieurs reprises et qui participe pour lui de l’ineffaçable. J’en cite la fin du commentaire enchanté :
« …L’écran de l’histoire, il n’y avait plus rien dessus./ L’écran du cadastre, des calculs, des buts, il n’y avait plus rien dessus. /Libéré de toute haine, de toute animosité, de toute relation. /Au dessus des résolutions et des irrésolutions/au-delà des aspects/là où il n’y a ni deux, ni plusieurs mais litanie, litanie de la Vérité/ du Ce dont on ne peut donner le signe au-delà de l’antipathie, du non, du refus / AU DELA DE LA PREFERENCE /dans l’enchantement de la pureté absolue/ là où l’impureté ne peut être ni conçue, ni sentie, ni avoir de sens / j’entendais le poème admirable, le poème grandiose/ le poème interminable/ le poème aux vers idéalement beaux sans rimes, sans musique, sans mots qui sans cesse scande l’univers. » (Infini turbulent, OC, II, 859-860
Voilà certes pour la mescaline mais la mes n’est pas le chanvre, ni la psilocybine. Chaque produit étant d’ailleurs à appréhender comme quelqu’un plutôt que quelque chose, nous dit Michaux, quelqu’un : une présence habitante que l’on a envie de cerner, qualifier, caractériser, anthropomorphiser. Ainsi le chanvre se révèle à l’usage être « un poney plutôt qu’une auto de course », il donne une euphorie légère, une légèreté du corps, une hyperacuité auditive et tactile, des visions inconstantes, plutôt construites et comme sournoisement piégées. Mais infiniment plus observable ou plus manipulable que la mescaline, il offrira l’occasion de tenter de saisir la pensée en marche, cette autre visée de Michaux : « saisir le saisir », en se servant de cette chambre d’échos et d’affleurement inconscient qu’est l’esprit sous haschisch. Quant à la psilocybine, extraite d’un champignon hallucinogène, elle peut-être aussi une autre « explorée », mais elle est lourde, très lourde, écrasante, « désingularisante », occasion d’une noyade ou d’une dérive en eau lourde à l’hôpital Sainte Anne mais qui nous donne l’occasion d’assister par la lorgnette féroce de Michaux au spectacle des quatre médecins qui l’assistent :
« …car enfin il fallait bien reconnaître que c’était moi qui subissais le cataclysme psilocybique, non eux, et c’étaient eux qui prenaient l’air déshabité de zombis et tels que, s’il n’y avait pas tant de choses étranges à Sainte-Anne le portier eût dû hésiter tout à l’heure à les laisser sortir dans l’état où ils étaient. Rigides, en bois, mal agencés, mal conçus, essais lamentables d’imitation de têtes d’hommes fait par un paysan sculpteur du dimanche dans un canton suisse, leur groupe était ahurissant. » Michaux donc et les psychiatres, Michaux psychiatre, Michaux qui écrit à Jean Paulhan tandis qu’il travaille à Connaissance par les gouffres : « Tu ne regretteras pas ta patience. C’est toute la psychiatrie redigérée que tu recevras.» Et le livre s’attache en effet dans sa deuxième partie à décrire « de l’intérieur » le déraisonnement psychiatrique. Ce sont les fameuses situations-gouffres pour lesquels Michaux s’est amplement documenté, assistant à des présentations de malades, endossant la blouse blanche grâce à une complice psychiatre, se fascinant pour les productions artistiques des ravagés. La boucle est bouclée chez cet homme qui se passionnait depuis toujours pour les animaux et les anormaux, qui projetait d’écrire dans sa jeunesse un essai poético-philosophico-scientifique intitulé : « Rêve, jeu, littérature et folie », et qui écrirait par exemple beaucoup plus tard : « Quoi de plus vaste, de plus abondant, de plus intime que le pathologique ? » (Poteaux d’angle, OC III, 1071)
Projetant sa propre expérience de déconnection mescalienne, le poète inventorie dans ces Situations-gouffres les états de conscience altérée que rencontrent l’aliéné : sentiment d’étrangeté, de persécution, de chaos intérieur, de brusque évidence, assujettissement aux voix, certitude délirante, commerce avec l’infini… La description en est précise, comme perçue de l’intérieur et somptueusement écrite. Même s’il est étrange de mélanger deux formes d’approches, plutôt étrangères l’un à l’autre, l’observation « scientifique » et l’écriture littéraire, ces petites vignettes cliniques (comme diraient les analystes) ces paroles données aux fous ou aux « malajustés » (cfr Artaud) ne sont pas seulement à prendre comme des dérives poétiques ou littéraires, ce sont des observations extraordinairement pénétrantes, des fragments essentiels d’une phénoménologie de la psychose, soulignant par leur double nature textuelle (l’écart exigé par l’expertise scientifique, l’identification propre à l’entreprise de littérature) qu’être en face de l’autre malade ou aliéné c’est être en face d’un autre soi, et que toute approche de cet autre ne peut aller sans une tentative de rencontre, d’empathie, de compréhension, cette « observation participante » qui est au cœur de toute la psychiatrie d’orientation analytique. Je cite un passage du début des Situations-gouffres, évoquant « la perte du corps » de l’aliéné :
« Il (l’aliéné) se sent sans raison devenu autre, autre parmi les hommes, autre à lui-même, son corps déplacé, presque d’un autre./ Il bute sur cette absence-présence qui a quelque chose d’invraisemblable, d’indéfinissable. Son corps il continue à le voir, mais la vue est ce qu’il y a de moins convaincant. (…) Il peut en faire l’occupation, l’occupation par la sensibilité, la seule qui l’intéresserait, son « réel » à lui, base de tout autre réel et de la vie même, et pourtant sa vie continue, inexplicablement, seule, énuclée. (…) Dans cette surprenante soustraction il est seul. (…) Seul sans solitude. Il n’est plus préservé par le « nous », l’entre nous de l’homme et de son corps. (…) A côté de cela la solitude d’un méditatif est un palais. Celle d’un gueux est un nid, pouilleux mais nid quand même. Ici pas de nid. Solitude sans jouir d’être seul. Isolement sans abri. (…) Avec son corps il a perdu « sa demeure ». Il a perdu toutes ses demeures. » (Connaissance par les gouffres, NRF, P.180-181)
Pour sûr, il faudrait inviter les jeunes apprentis psychiatres à lire et relire les Situations gouffres. Elles sont bien plus parlantes que toutes les nosologies officielles et les descriptifs de symptômes repris dans les bibles psychiatriques, parce qu’elles s’appuient sur une expérience personnelle et une somptueuse langue d’écrivain. Faire côtoyer en faculté de médecine Henri Ey et Henri Michaux, prescrire aux étudiants la lecture de ce poète barbare, sauvage arpenteur de nos gouffres, voilà qui ne déplairait sans doute pas à l’auteur d’un certain Plume. Gageons qu’il en rirait de son rire de faune, déroutant et joueur.
Au terme de la traversée mescalinienne qui aura duré plus ou moins dix ans, avec de plus lointaines « répliques », Michaux n’en continuera pas moins sa route, abandonnant insensiblement la fable, l’invention métaphorique fabuleuse, se rapprochant peu à peu du Michaux ascète, un peu moins furieux, moins féroce, plus sage, plus « réconcilié » de la fin de sa vie (déplorant dans un entretien en 61 le fait que « la drogue l’avait rendu plus conscient des son esprit » et que cela n’allait pas sans une certaine déperdition (conversation avec J. Ashbery, OC, II, notes sur Misérable miracle) Jusqu’au bout il ne perdrait cependant rien de son insatiable curiosité et de sa fringale de vivre. Peu d’hommes ont en effet été aussi loin que lui dans l’expérimentation de la vie, la vie comme aventure et l’aventure comme espace infini d’exploration. À septante ans il prenait des leçons de planeur, à quatre-vingts ans il visitait les volcans d’Auvergne. Et quelques heures avant sa mort il demandait encore qu’on lui apporte un livre d’histoires naturelles dans sa chambre d’hôpital. Pour clore donc cette évocation, très résumée et introductive, j’aimerais terminer par ce fragment en marge de Poteaux d’angle, qui me sert à moi de leçon de vie :
« Ne pas amasser. Laisse d’autres compter le tas de tes années. Laisse de la place toujours pour de grandes échappées. La dernière heure en grand peut encore ouvrir… si tu demeures prêt » (OC III, 1092)
François Emmanuel Mai 2007 |
http://www.francoisemmanuel.be/HenriMichaux.html
S.