Aimer c'est faire une expérience très intime, qui ne regarde personne... pas même la personne aimée !? Le dire est différent : c’est l’étaler au grand jour, en faire une expérience transpersonelle. 
“Je t’aime” ne signifie pas seulement “ton existence me ravit”. Dire “je t’aime”, c’est dire qu’on tend vers l’autre -et qu'on rêve de voir ses bras s'ouvrir... c’est faire une proposition : “on fusionne ?” 
Dire "je t'aime" est intrusif : mine de rien, il s’agit moins d’informer l’autre d’un sentiment qu’on éprouve pour lui, que de lui demander la réciprocité. Autant dire “aime moi”. Ou encore : "je te foutrais bien un grand coup d'amour à travers la gueule ! 




“Je t’aime” : ce n’est pas rien. C’est même sacré. L’autre doit répondre à ce sentiment qui dès lors se déclare ostensible, impérieux. “Je t’aime” : comment répondre à tel aveu, sans faire état de son propre sentiment ? “Je t’aime” : je m’arroge le droit de palper ton cœur !?

Pourquoi le dire ? Un véritable amour n’est-il pas sans attente ? Ne faut-il pas respecter l’intégrité de l’aimé(e), éviter de perturber l’Autre avec un affect qui pourrait l’embarrasser, et qui certainement l’affectera ? La déclaration change les donnes : voilà que l’autre se trouve concerné(e) par mon amour. Voilà que l’amant, en se déclarant, dit son désir, sa frustration souvent, son besoin, son manque de l’autre. Il peut se présenter comme un mendiant devant une idole, ou comme un maître futur devant la possession convoitée. C'est gravissime. C’est instaurer un rapport de forces, transformer l’aimé(e) en personne sous influence.

“Je t’aime” : je dépends de toi, aime-moi ou je pleure, tu es responsable de moi parce que je suis habité par toi, je me sens tellement en ta possession qu’il faut bien que toi aussi tu deviennes ma chose ! C’est gonflé non ? 
Il est pour le moins inconvenant de demander à l’autre de changer. En fait, c’est ne pas le respecter. C’est se contredire : prétendre aimer sans respecter l’intégrité d’autrui. Il faut le dire à ceux qui se tabassent, se tuent : quand on aime on ne tue pas. Voire : on ne touche pas.

Bien sûr ça va mieux en le disant, il faut s’épancher, ne pas garder ça pour soi. Le silence est un venin. Mais faire ainsi de l’aveu la résolution d’un problème personnel, c’est oublier que l’autre aussi est une personne ! Avouer son amour parce qu'il est trop dur à retenir, c'est encore ne penser qu'à soi.

Retenue, la formidable énergie de l’amour fait mal. S'il ne faut pas la contenir, il faut donc la cracher ; la raison qui commande de dire “je t’aime” est presque hygièniste. Dire son amour à l’autre par intérêt personnel : voilà l’horreur du “je t’aime”. Un ego lacanien réclamerait que l’on donne “ce qu’on n’a pas” à l’autre “qui n’en veut pas”. Allez prétendre assumer votre amour après ça !

Et si je t’aime prends garde à toi... L’amour ne se partage pas -surtout dans les sociétés monogames proposant des contrats d’exclusivité : en se déclarant, l’amoureux avoue que son but est de gagner l’autre dans son intégrité. Ce qu’on appelle l’amour cache beaucoup d’égoïsme. Tout amant peut être accusé de n’avoir jamais cherché dans l'être aimé qu’un enrichissement personnel.

“Je t’aime” : tu as quelque chose que je n’ai pas, dont je veux profiter... ton corps m’intéresse, ton âme m’intéresse (c’est pire !), ton pouvoir, ton argent, ton statut, l’image que tu as de moi m’intéressent et je veux les faire miens, et j’ose te le dire !?

Autant se taire ! C’est plus respectueux. Mais pas moins égoïste, puisque l’autre n’est toujours pas pris en compte comme une personne à part entière. Enfermé dans notre tête, il nous appartient, mais n’en sait rien. Sa personne réelle n'est pas touchée dans son intégrité, mais le rêve que l’on fait sur son image est bien à nous : nous pouvons en user et en abuser comme d'une propriété. Tant qu’on ne s’est pas déclaré, la chose nous appartient totalement (même si l’on se prétend possédé plutôt que possesseur). On peut mystifier l’autre à loisir, il est bien notre objet, sans que cela ne le gène en rien ! L’amour idéalisé est notre histoire, non partagée. Dire "je t'aime" rendrait tout cela beaucoup plus compliqué. Une fois l’amour déclaré, finis les fantasmes : on entrera dans une relation concrète, il faudra faire avec l’autre, cet inaccessible et incompréhensible conscience. Continuons plutôt de rêver...

De nature égoïste, l’amour a intérêt à se cacher pour rester aimable : on n’aime pas les avides, mais plutôt les désintéressés ! Or l’amant est intéressé, dans tous les sens du terme. Il voit dans l’autre une richesse convoitée ; donc à exploiter. Désenjolivons l’amour. Il n’est pas rose, il est plutôt bleu, parce qu’il est froid : l’amant peut espérer même que l’aimée n’ait ni amis ni famille -et que sa proie soit bien malheureuse : elle sera plus facile à posséder ! Ainsi s’explique la jalousie : le temps qu’elle passe chez l’autre est un manque à gagner, une perte lourde pour qui capitalise ses affections.

Quoi de plus naturel que de vouloir d’abord son propre bien ? Quoi de plus nécessaire même pour pouvoir être généreux ? Il faut bien recevoir pour pouvoir donner : chacun exauce délibérément son désir de complètude parce qu’il s’agit de “faire le plein” avant d’offrir. L’altruisme est donc originairement égoïste, et l’amour ne se peut concevoir que dans une dialectique où l’on est celui qui reçoit avant d’être celui qui donne. C’est hélas seulement dans le meilleur des cas que l’amant est égoïste pour ensuite se dépasser quand il a atteint la sérénité du satisfait, pour trouver la joie d’aimer, joie qui le dépasse en lui donnant envie de satisfaire également son aimée.

Puisque l’autre est utile, le désir est troublé par la culpabilité : on abuse de l’autre, qui devient un moyen avant d’être une fin. D’où la peur d’aimer, ou d’être aimé : l’amant objective l’aimée, ce qui n’est pas forcément agréable. C’est pourtant essentiel : en objectivant une personne, l’amoureux lui donne une nouvelle existence. L’amour est donc ce qui nous fait être -ce dont on ne veut pas. Car on n’est rien tant qu’on n’a pas été aimé : on se cherche, et l’on ne se trouve que dans le regard de l’autre, cet autre qui nous voit pourtant autre que l’on est, puisqu’il nous voit d’abord comme cadeau que l’on veut se faire. On n’est jamais soi-même, on est dès la naissance autre que soi, et l’on veut devenir ce quelqu'un que l’on croit devoir être. Ce quelqu’un aimable, que l’on n’est pas, ou pas encore.

Il y a de quoi devenir fou. Et on le devient souvent : la passion dévore les amants, on aime à mort, on fait n’importe quoi, on va jusqu’à tuer ceux que l’on aime. Une victime de l’amour toxique qu’est la jalousie éprouvera bien des difficultés à garder sa raison. Il faut admettre que l’autre puisse vivre indépendamment : accepter l’abandon. C’est vivre intensément les sentiments existentiels les plus difficiles.

Passer de l’amour pour soi à l’amour pour l’autre réclame de franchir bien des étapes, du vampire au bienfaiteur, qui considère que le bien-être de l’autre est sacré : l’amour digne de ce nom est transcendant (sans qu’il soit nécessaire d’appeler Dieu à la rescousse : on peut ne pas croire en Dieu et trouver l’amour divin).

Tant qu'à être intrusif, autant se déclarer avec une véritable bonne volonté. Le dire par altruisme, voilà la solution morale : dire à l’autre qu’on l’aime, c’est le faire exister. Il y a ceux qui ne restent en vie, qui ne s’abstiennent de se suicider, qui ne guérissent de leurs maux, que parce qu’ils se savent aimés : “vous m’aimez tellement que je suis obligé de vivre, et de bien vivre ! ?” Voila le bon coté de l’accaparement : “je t’aime, je t’inféode, tu dois exister pour moi ! Et mieux que ça”. Socrate savait utiliser cette perversion de l’amour en disant je t’aime signifie j’aime ton âme... efforce toi donc d’être le plus beau possible.

François Housset
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