Sentir c'est reflechir......
Sentir, c'est réfléchir, c'est se souvenir. Chacun a pu observer la même chose, dans les petits et grands accidents; la nouveauté, l'innatendu, l'action pressante occupent toute l'attention, sans aucuns sentiments; celui qui essaie, en toute sincérité, de reconstruire l'événement lui-même, voudrait dire qu'il vivait comme dans un rêve, sans comprendre, sans prévoir; mais la terreur qu'il eprouve maintenant en y pensant l'entraine à un récit dramatique. Il en est ainsi dans les grands chagrins, lorsque l'on suit la maladie de quelqu'un jusqu'a sa mort. On est alors comme stupide et tout entier aux actions et aux perceptions de chaque moment. Même si l'on donne aux autres l'image de la terreur ou du désespoir, ce n'est pas a ce moment-là que l'on souffre. Et ceux qui ont trop pensé à leurs peines, lorsqu'ils les racontent à faire pleurer les autres, ils trouvent encore à cette action un petit soulagement.
Surtout, quels qu'aient pu être les sentiments de ceux qui sont morts, la mort a tout effacé; avant que nous eussions ouvert notre journal, leur suplice avait pris fin, ils etaient guéris. Idée familière à tous, qui me fait penser que l'on ne croit pas réellement à une vie aprés la mort.
Mais, dans l'imagination des survivants, les morts ne cessent jamais de mourir.
24 AVRIL 1912
ALAIN ( propos sur le bonheur)